L’histoire de Paul Erling Johnson, divise.
Est-ce le récit poétiquo-positif d’un vieux marin ayant obtenu la reconnaissance de ses pairs ? Ou celui d’un vieil alcoolique, presque clochard, mort seul sur son bateau, sans femme, ni enfant ?
Peut-être est-ce les deux.
Sorti en 2021, The Sailor – documentaire disponible gratuitement en ligne (en anglais) – retrace la vie de Paul Erling Johnson, marin solitaire ayant consacré toute son existence à la mer, nous invite à nous poser une question simple et dérangeante :
Jusqu’où faut-il aller pour préserver sa liberté et vivre sa passion ?
La fabuleuse vie de Paul Johnson
Paul Johnson est né sur un bateau. Il y a fait ses premiers pas et y a vécu toute sa vie.
Quand on naît au cœur d’une passion, on ne se contente pas longtemps de la pratiquer. On se l’approprie.
Très tôt, Paul construit des bateaux, jusqu’à en inventer un nouveau, capable d’affronter les tempêtes en solitaire. Il le brevète.
Avec ce bateau, il traverse l’Atlantique près d’une quarantaine de fois. Seul.
Son brevet lui rapporta jusqu’à un demi-million.
Libre, il va où bon lui semble. Il parcourt le globe. Il découvre des îles avant qu’elles ne deviennent des cartes postales pour ultra‑riches. Saint‑Barthélemy, par exemple, qu’il fréquentait déjà dans les années 60.
Il rencontre des femmes. Beaucoup. Les a toutes aimées, du moins, selon ses propres mots et à même eu des enfants avec certaines.
Bref, sur le papier, la belle vie.
Tout n’a pas toujours été facile, bien sûr. Mais Paul a fait ce que peu de gens font réellement : affronter ses peurs.
Son dicton préféré résume tout :
« N’ayez jamais peur de vous faire peur. »
Et de ce point de vue, difficile de lui donner tort.
Paul Johnson a expérimenté bien plus que la majorité des gens enfermés dans le métro, boulot et dodo. Ce n’est ni bien ni mal. C’est un choix.
Il a vécu. Vraiment vécu.
Alors une question s’impose : comment un homme qui a vécu tout cela a-t-il pu finir seul, alcoolique, presque sans un sou, sur un bateau ?
Ce que Paul Johnson aurait pu faire mieux
Un demi-million… et pourtant presque rien
Paul Johnson le dit lui-même : du demi-million qu’il a un jour possédé, il ne reste aujourd’hui que quelques milliers de dollars.
Et encore, il se demande parfois comment cet argent a pu tenir aussi longtemps.
Malgré des périodes de réussite évidentes, Paul explique avoir vécu presque toute sa vie sous le seuil de pauvreté.
Le documentaire ne s’attarde pas sur ses finances, mais on peut imaginer que, né sur un bateau, Paul a grandi dans une culture de vie simple : peu de superflu, juste assez pour vivre.
Le problème, c’est que lorsqu’on gagne peu toute sa vie, on développe rarement une véritable culture de l’argent.
Son brevet ressemble alors à un gain au loto : une opportunité rare, difficile à transformer sans les bons codes.
Son demi‑million n’a sans doute jamais été réellement investi, ni pensé sur le long terme.
Difficile de ne pas imaginer que le choix de ne jamais s’ancrer quelque part aurait pu changer le cours de sa mort.
Les femmes ont aimé Paul, mais pas sa vie
Le documentaire reste discret sur ce point, mais le schéma est facile à imaginer.
Une femme est en vacances dans une île des Caraïbes. Un soir, elle sort dans un bar de plage. Elle rencontre Paul.
Ils discutent. Le courant passe. Une aventure commence.
Les jours s’enchainent. L’alchimie est là. Elle n’a plus vraiment envie de rentrer chez elle.
Le côté aventurier de Paul, seul sur son bateau, est particulièrement séduisant.
Elle plaque tout, vivent ensemble et ont un enfant.
Mais avoir un enfant sur un bateau n’est pas une vie facile.
La femme tente de convaincre Paul de vivre sur la terre, mais on ne convainc pas un marin né.
La séparation est inévitable.
Le documentaire confirme que ces relations duraient souvent une dizaine d’années, avant que les femmes – et leurs enfants – ne choisissent une vie plus stable à terre.
Ce que je dirais à Paul
Paul, ne vois-tu pas qu’il y a un schéma qui se répète ?
Peut-être qu’à un moment, tu aurais pu chercher un juste milieu.
Continuer à naviguer, oui, mais sans que la mer prenne toute la place.
Rien ne t’empêchait d’imaginer une autre organisation : une maison à Saint-Barthélemy, de petites sorties régulières, et quelques grands voyages par an.
Tu aurais pu faire un peu des deux.
Oui, tu aurais sans doute perdu en liberté, mais la vraie question est là :
Jusqu’où faut-il aller pour rester libre, quitte à finir seul ?
On dit souvent que l’on naît seul et que l’on meurt seul. Peut-être.
Mais entre les deux, l’essentiel reste ce que l’on partage, les souvenirs que l’on crée avec ceux que l’on aime.
Sans vouloir faire de la psychologie facile, j’ai parfois l’impression que tu cherchais une femme capable de vivre exactement comme ta mère l’avait fait : accepter la mer comme unique horizon.
Désolé Paul, ces femmes-là sont extrêmement rares…
Paul a-t-il vraiment réussi sa vie ?
The Sailor est un documentaire qui ne tranche jamais. Il montre, il observe, il laisse faire.
Et c’est précisément cette neutralité qui le rend intéressant et parfois dérangeant.
Je suis tombé presque par hasard sur ce film, en cherchant des parcours inspirants, réels ou fictifs, comme Chef, le film de Jon Favreau sur le courage de suivre ses envies, ou Jiro Ono, chef japonais obsédé par la perfection et le travail sans compromis.
Je ne pensais pas écrire sur Paul Johnson. Son histoire est difficile à qualifier de réussite.
Il a peut-être réussi sa vie, mais il a d’une certaine manière, raté sa mort.
Et pourtant, c’est précisément pour cette raison que son parcours mérite d’être raconté.
On apprend aussi des contre-exemples. Ils nous montrent non pas ce qu’il faut admirer, mais ce qu’il faut questionner.
Jusqu’où pousser sa passion ? Quels sacrifices est-on prêt à faire ? Et surtout, lesquels ne veut-on pas faire ?
The Sailor ne donne pas de réponse.
Il pose une question.
Si The Sailor t’a laissé une sensation étrange…
… c’est normal.
Ce film ne parle pas de navigation.
Il parle de ce que coûte réellement une vie sans compromis.
Je n’écris ni pour célébrer la liberté aveugle, ni pour défendre la richesse vide.
J’écris pour ceux qui cherchent une vie riche sans devenir un salaud, et une vie simple sans finir dépendant.
La newsletter est simplement l’endroit où je poursuis cette réflexion.
J’écris quand j’ai quelque chose d’important à dire.
Pas pour remplir ta boîte mail.
À chacun ensuite de décider jusqu’où il est prêt à aller pour sa liberté personnelle et à quel prix.